Point net
Belle et généreuse, la folie
Il était en train de «se bouffer», de «déchirer ses vêtements» selon les formules consacrées par le langage algérois pour désigner quelqu'un qui enrage sans raison suffisante, du moins sans raison apparente. Le bonhomme, plutôt bien mis et rasé de frais, n'avait pourtant rien d'un fou furieux ou d'un marginal que les vicissitudes de la vie auraient pu pousser à la perte de son self-control.
Dans ce quartier, ni huppé ni miséreux, mais paisible et confortable de la côte ouest d'Alger, il était connu pour être un brave père de famille sans histoires, plutôt qu'un homme à problèmes capable d'esclandres qui le donneraient ainsi en spectacle.
Ce jeudi matin, il a renoncé à la grosse et grasse matinée dont il avait l'habitude «comme tout le monde» en ce mois de ramadhan qui coïncide en plus cette année avec l'intégralité de son congé annuel. Un sacrifice énorme qu'il n'était pas prêt à consentir pour n'importe quelle raison.
C'est qu'en plus d'être un brave père de famille, il était admiré par ses amis et ses proches pour la somme d'efforts et d'abnégation et de patience qu'il déploie pour s'occuper de son épouse clouée sur un fauteuil roulant depuis des années par une grave maladie.
Toujours plein de sollicitude envers sa femme, jamais il n'a failli à son devoir, jamais il ne s'est plaint de sa condition, chose qui, pensait-il, pouvait accentuer la douleur de sa douce moitié, déjà trop souffrante par le mal qui l'a frappée. En dépit de toutes ses sollicitudes parfois zélées, le monsieur n'est pourtant pas infaillible.
Il lui arrivait d'oublier quelque chose d'utile à sa grande malade, mais se rattrapait très vite en s'en voulant à mort et en redoublant d'affectueuses excuses qui finissaient toujours par arracher une larme à la pauvre femme qui s'excusait à son tour d'être aussi contraignante pour le seul homme qu'elle ait jamais aimé.
Ce soir-là, il n'avait pas eu la présence d'esprit de vérifier le panier à pain et le frigo pour le lait. La femme était déjà assez malheureuse de ne pouvoir observer le jeûne, s'il arrive en plus qu'elle ne puisse pas prendre son traitement à l'heure recommandée par le médecin…
Alors en ce jeudi matin à l'heure du petit déjeuner, quand son tendre mari avait découvert qu'il ne restait ni pain ni lait à la maison, il est sorti, inquiet mais pas désespéré, pour en acheter. Ce matin, le paisible quartier de la côte ouest d'Alger était trop paisible pour rassurer. Pas une boulangerie, pas une épicerie n'était ouverte.
Alors, il a piqué une crise de nerfs historique et entamé une course folle à travers les ruelles, en s'arrachant les cheveux, en «déchirant ses vêtements» et en «se bouffant». Ceux qui le connaissent se lamentaient déjà en le voyant dans cet état et commençaient déjà à se dire déjà qu'une crise de folie, c'est vite arrivé. Ils l'ont aimé encore plus quand ils ont su les véritables raisons qui l'ont poussé à l'esclandre.
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